Le fondateur du Dojo, Red-Sensei, m’envoie cette note que je publie illico, même si je ne suis pas d’accord avec plusieurs de ses éléments, ni même avec sa thèse principale. 🙂
Bonjour M. Valmont!
J’ai écrit un texte plutôt touffu sur Le Dojo; je vous le soumets pour Le Cercle O si vous voyez quelque intérêt à le publier. C’est à propos de la notion de communauté, appliquée au domaine du BDSM. Bonne lecture!
Je vais mettre mes lunettes d’intellectuel et contribuer à cette question qui me fait beaucoup réfléchir depuis à peu près un mois. La discussion qui suit s’inspire de concepts savants empruntés à la sociologie et la psychologie, mais je tenterai de demeurer aussi accessible que possible !
Qu’est-ce qu’une communauté ?
Au plan sociologique, ce genre de groupe social rassemble des individus qui partagent certaines représentations. Par « représentations », comprendre « manières de voir », certaines façons de faire, ainsi qu’une certaine identité communautaire.
Dans le cas de la communauté BDSM, on peut analyser facilement certaines représentations partagées :
- ce que Véronique Poutrain appelle « une sexualité ludique », c’est-à-dire une sexualité qui dépasse les paramètres qu’on s’attend à retrouver dans le monde vanille pour être plutôt un domaine d’activité en soi (je note au passage que le terme « érotisme ludique » me paraît plus approprié pour inclure ceux pour qui le BDSM est une affaire qui n’implique pas nécessairement une sexualité génitale).
- Une ouverture quant à ce que la vie sexuelle d’un individu, un couple ou un groupe peut comporter (quoique cet aspect n’est pas universellement reconnu lorsqu’on s’intéresse aux discours d’individus : voir ci-après).
- Une conception des différentes catégories ou « rôles » que les praticiens du BDSM peuvent adopter ou présenter : Dominant, Maître, soumis, esclave, switch, joueur, etc. Ici encore, les définitions peuvent varier, quoique des recoupements importants existent. Par exemple, on peut argumenter pour déterminer les critères par lesquels on peut dire que quelqu’un est « Dominant », mais ces critères vont, en partie du moins, revenir aux mêmes d’une personne à l’autre.
- Une préoccupation pour le caractère « safe, sane, consensual » du BDSM. Ceux qui rejettent ces idées, typiquement, ne sont pas rattachés à quelque communauté BDSM.
Pour ce qui est des pratiques, on n’a pas à chercher bien loin. C’est toute la constellation des éléments du BDSM : bondage, discipline, Domination, soumission, sadomasochisme.
Ici encore, il peut y exister une grande variété entre, par exemple, la soumission féminine douce à la taken in hand qui, vous le reconnaîtrez, a peu à voir avec l’humiliation ou la douleur extrêmes qu’on retrouve dans d’autres relations. On retrouve aussi dans cette catégorie les questions de protocole et de conduites « correctes ».
La dimension identitaire est ce qui peut vous faire dire par exemple « moi, je suis dans un couple BDSM ». Il s’agit d’une part de se reconnaître dans les façons de voir et de faire du groupe. Mais ça n’est pas à sens unique : la communauté fournit également aux individus qui entrent en contact avec elle les façons de voir et de faire qui la définissent.
Cette fonction de la communauté peut être qualifiée de socialisatrice : on est formés, socialisés à des us et coutumes qui étaient là avant nous, et dans lesquels on se reconnaît au moins en partie. C’est comme ça que la culture propre à une communauté se perpétue.
Où est la communauté ?
Après cette présentation de ce qu’est une communauté, on peut se poser la question… Où est située cette communauté ? La question peut paraître simple mais elle n’est pas sans poser problème. En effet, ce sont des individus qui forment la communauté, mais personne ne peut dire « la communauté, c’est moi » sans être critiqué (avec raison) par ceux et celles qui ne pensent pas pareillement.
En même temps, la communauté est bien réelle, sans quoi on n’en parlerait probablement pas… Où est-elle, alors ?
Elle se retrouve en partie dans des œuvres qui ont le statut de classique dans le domaine.
On peut penser d’abord et avant tout à Histoire d’O, LE classique s’il en est un. On peut aussi penser à Le Lien de Vanessa Duriès, 9 semaines et demie, et ainsi de suite (à mes yeux, Sade ne fait pas partie du corpus de littérature BDSM, à tout le moins en tant qu’instance de socialisation).
Ces œuvres ont souvent plusieurs points commun : un univers en-dehors du temps et des préoccupations quotidiennes, la suggestion qu’on entrevoit une infime parcelle d’un monde parallèle, exotique, mystérieux; une attention portée aux personnages de soumis et soumises, où les Dominants ou les Maîtres sont souvent représentés de façon très oblique, sans qu’on mette l’accent sur leurs sentiments, leurs pensées, leurs parcours, leurs personnalités – en dehors, évidemment, de leur caractère dominant, exigent et pervers.
Que ces œuvres littéraires aient eu un bon retentissement tient sans doute au fait qu’ils faisaient écho à certains désirs ou fantasmes fréquents, même s’ils étaient (et demeurent) socialement peu acceptés.
Mais en fournissant une sorte de point d’ancrage pour ceux qui s’y reconnaissaient, ils ont aussi fourni une occasion pour ces derniers de se rencontrer et former des communautés réelles, quoique réduites.
L’arrivée d’internet a favorisé ce genre de réseautage en fournissant un moyen d’entrer en contact à la fois avec les œuvres littéraires, et les praticiens du domaine, donc en favorisant la socialisation.
Cet échange accru a permis à la fois la démocratisation de la communauté — ça n’était plus l’affaire de quelques initiés, de bouche à oreille et de groupuscules agissant comme il leur plaît, mais de quiconque se reconnaît de près ou de loin dans le BDSM.
Mais c’est aussi une relation à deux sens : le volume impressionnant d’information sur le sujet fournit aux nouveaux venus plusieurs avenues de réflexions, plusieurs définitions du domaine. Ce qui a pu soulever la critique de ceux ayant connus les groupuscules autonomes et leur faire dire que de nos jours, les « vraies » manières de faire (comprendre : les leur) s’étaient perdus. Devant un foisonnement de sources crédibles, la socialisation ne peut plus coller à une orthodoxie (c’est-à-dire une définition de la façon dont les choses devraient être vues et faites), mais passe plutôt par beaucoup de diversité (sous-tendue par la question : moi, quelles sont les façons de voir et de faire qui me conviennent ?).
Le débat orthodoxie/diversité est d’ailleurs l’une des questions vives de la communauté.
Pour revenir à la question de « où se situe la communauté »… Elle peut se retrouver à la fois dans les œuvres littéraires du domaine; ses principes se retrouvent dans le discours des praticiens aguerris; dans les moments où elle se rassemble (soirée, munch, etc.); elle se retrouve dans la documentation qu’on peut trouver sur le sujet; finalement, elle se retrouve dans les lieux de discussions ou d’échange, virtuels (chat, forum) ou réels (ateliers, discussions informelles).
Elle se retrouve représentée en concentré chez les gens qui s’impliquent activement dans l’organisation d’événements ou dans l’information.
C’est à travers ces échanges que la communauté se définit, informe les nouveaux venus, exclut les indésirables ou écarte ceux qui ne sont pas à leur place, etc. La communauté se retrouve donc à la fois dans les membres qui la composent, et dans les façons qu’elle a de rejoindre de nouveaux membres et de les socialiser en se perpétuant.
Communauté bdsm, communautés bdsm
Prenons un exemple d’un autre genre de communauté — celles des footballeurs.
Si on s’attarde à un segment particulier de la communauté — par exemple, celle des footballeurs universitaires, on se rend compte qu’on a affaire à un tout autre ordre social que, par exemple, la communauté des footballeurs professionnels des ligues majeures ou celle des footballeurs amateurs.
Même à l’intérieur du segment retenu, on va retrouver différentes « cultures » reliées aux différentes communautés. Toujours selon l’exemple du foot universitaire, on peut s’attendre que les équipes de Montréal, de Vancouver et de Halifax aient des différences importantes dans leur façon de voir le jeu, la stratégie, l’entraînement, l’adversaire, etc., même s’il s’agit du même sport pour tout le monde.
Dans le BDSM, ça n’est pas différent. Premièrement, le « point d’entrée » de la communauté au sens large n’est pas le même selon qu’on a été socialisé par un couple d’amis, dans un bar gay sur (la rue) Sainte-Catherine, dans une soirée privée de La Cité BDSM, ou par une « communauté virtuelle ».
Chacune de ces sous-communautés a ses propres façons de voir et de faire.
Un des aspects principaux du caractère identitaire des communautés est la différence entre nous et eux. En ce sens, les gens qui se réclament de la communauté BDSM se considèrent différents de ceux, « vanilles », qui n’en font pas partie. La même chose peut être dite des différents groupes à l’intérieur de la communauté. On voit ainsi des oppositions entre BDSM gay vs hétéro, anglos vs francophones, par exemple.
En même temps, elles ne sont pas imperméables : certains sont capables de jouer le jeu et de fréquenter plusieurs communautés sans problème. Mais cela reste l’exception, étant donné qu’on a affaire à une sous-communauté précisément en raison de ce qui la différencie des autres groupes.
C’est donc dire que nous avons effectivement affaire à une communauté englobant tous ceux qui se reconnaissent dans le domaine, mais aussi à des sous-communautés davantage spécifiques ou spécialisées de gens qui ne se reconnaissent pas dans les façons de voir et de faire des autres.
Le cas de la communauté en ligne
Le monde virtuel comporte plusieurs sous-communautés ayant elles aussi leur spécificité. Mais le mode de communication qu’elles partagent leur donne des caractéristiques propres.
Paradoxalement, la communauté virtuelle est à la fois plus anonyme, mais aussi plus personnelle, du fait qu’elle donne l’impression aux gens de se « connaître » à travers des échanges écrits prolongés, ou encore au fil des échanges quotidiens.
Le caractère constant des échanges, parfois sur plusieurs années, fait que les communautés virtuelles les plus stables ont un tissu social serré. On va se tenir au courant des relations qui se font et se défont. On va avoir une opinion détaillée sur les autres usagers (sans nécessairement avoir eu de discussions privées, encore moins « en réel » avec eux). On présume des échanges privés aussi intrusifs et venimeux derrière la façade polie du canal public que ce qu’on retrouvait sur le perron de l’église dans les petits villages du début du XXe siècle… un autre exemple de communauté tissée serrée.
En marge de la communauté virtuelle, on retrouve une autre opposition nous/eux. On a les autres usagers des canaux virtuels qui, à tort ou à raison, s’aventurent sur le terrain de la communauté. Comme « l’étranger » survenant dans les petits villages clos, il est accueilli avec une certaine méfiance par les usagers en place. On s’attend de lui qu’il cause du trouble, qu’il fasse ses preuves; on critique durement sa méconnaissance du protocole ou des coutumes locales.
On observe aussi parfois un certain effet d’hyperréalité en relation avec la communauté virtuelle.
Je fais un détour pour expliquer cette notion proposée par Baudrillard selon qui la société contemporaine est confrontée à une situation « où le vrai en vient à être effacé ou remplacé par les signes de son existence ».
Deux exemples fréquents d’hyperréalité sont la publicité et la pornographie.
Dans le premier cas, le produit — par exemple la bière — est remplacé par des impressions de joie, de convivialité, de flirt dans les pubs… ce qui a peu à voir avec le produit comme tel, qui n’est jamais qu’une bouteille à boire.
Dans le second cas, la représentation d’une sexualité intense, perverse, instantanée, où tout le monde est beau, où les femmes sont grandes ouvertes pour quiconque veut s’enfoncer peu importe où, sans discussion ni préparation ni lendemain, en a fait soupirer plus d’un…
« Si seulement j’avais une sexualité comme ça! », pensent sans doute des dizaines de milliers de consommateurs en se masturbant, préférant la représentation du sexe offerte par la pornographie au contact réel et humain (donc nécessairement moins que parfait) de la séduction et de l’intimité, avec ses hauts et ses bas.
Donc, on a parfois l’impression qu’il y a un glissement entre la communauté virtuelle et « le bdsm », comme si une communauté donnée encapsulait l’ensemble du domaine, malgré qu’en grande partie, ce qu’es concrètement le BDSM est d’abord et avant tout l’affaire de deux (ou plusieurs) complices. Des commentaires du genre « j’ai besoin d’une pause de BDSM » ou « la communauté est pleine d’hypocrites » peuvent souvent comporter en filigrane le non-dit que « le BDSM » ou « la communauté » en question est celle, virtuelle, où ces commentaires sont exprimés et vers lesquelles ils sont dirigés.
Communauté et individus
En se demandant « où » se trouve la communauté, on tombe vite sur le paradoxe des gens qui sont membres de la communauté, mais dont les façons de voir et de faire sont critiqués par d’autres membres.
Ainsi, on a des gens qui ont des commentaires très durs envers d’autres; le cas des switch qui se font reprocher de ne pas savoir ce qu’ils veulent est contraire à l’idéologie d’ouverture quant à la diversité; les discussions privées à l’effet de ceux qui sont des « vrais » et ceux qui ne le sont pas sont fréquentes…
J’inclurais également des histoires de Dominants qui seraient allés très loin durant des séances et qui auraient été critiqués comme « fous », « malades » ou « dangereux », même si les soumises n’ont pas utilisé de safeword (le droit de véto) — et que donc, la séance avait lieu selon les règles du jeu…
Bref, l’idéal d’ouverture et de respect qui fait partie des valeurs de la communauté se retrouve plus ou moins entièrement chez les individus qui la composent. C’est que la socialisation à une communauté n’est jamais parfaite. Les individus qui forment la communauté ne la représentent jamais complètement — même si certains choisissent de s’en faire les émissaires ou les représentants.
Par ailleurs, d’autres fréquentent les lieux et les événements de la communauté sans pour autant souscrire explicitement aux us et coutumes en vigueur. Bref, même si ce qui définit une communauté est ce qui la rassemble, on peut TOUJOURS s’attendre à une variété dans le degré de conformité aux valeurs partagées.
Voici donc ma contribution à la question, aussi complète et nuancée que j’ai pu le faire.
Désolé si ça peut avoir paru long, mais la nuance ne se fait pas à coups de raccourcis!
Valmont écrit :
Je note cet article du blogue Écrits pourpres qui aborde cette question de milieu / scène / cercle / mouvance / nébuleuse bdsm, afin de ne pas le perdre de vue. Car je souhaite y revenir un de ces quatre, tant ce milieu/scène/cercle/mouvance/nébuleuse bdsm n’est pas ce que d’aucuns souhaiteraient qu’elle soit.
Enfin, c’est une question intéressante mais pas primordiale… sinon pour les gens ayant besoin de s’identifier absolument à un quelconque étendard. Certaines personnes semblent ressentir ce besoin, alors que d’autres passent par d’autres voies pour s’approprier leur « identité bdsm ».