Le texte qui suit est de Dominique Aury, alias Pauline Réage, sur le personnage de Madame de Merteuil et le roman Les Liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos. Il fut publié en 1951. Merci à mademoiselle T… pour la retranscription. Les intertitres sont de Monsieur Valmont.
« J’ai vu les mœurs de mon temps, dit Jean-Jacques, dans la préface de la Nouvelle Héloïse, et j’ai écrit ces lettres. » Laclos reprend la phrase pour la placer en épigraphe aux Liaisons Dangereuses. Que faut-il entendre pas les mœurs d’une époque, sinon ce qui a paru neuf aux contemporains, ou qui paraît périmé aux générations suivantes (ce n’est pas nécessairement la même chose)?
Non pas l’amour sans doute, ni la galanterie, mais entre autres les formes, le cérémonial et l’appareil, ou l’absence de formes, de cérémonial et d’appareil qui les accompagnent.
Comme on trouve en principe dans les manuels de savoir-vivre d’une époque donnée des règles explicites sur la manière d’entrer dans un salon, d’accepter ou de refuser une invitation, de saluer ou de ne pas saluer une femme dans la rue, on peut aussi trouver dans les romans de la même époque les règles implicites de la conduite amoureuse.
La règle du jeu amoureux
Par exemple, il semble bien qu’un homme du début de ce siècle, quand il avait réussi à obtenir d’une femme qu’elle allât dans sa garçonnière (on avait des garçonnières) et lui cédât, était tenu de lui envoyer dès le lendemain matin un petit bleu de remerciement (c’est la moindre des choses) et des fleurs, mais beaucoup de fleurs, ce qui est agréable mais devait être bien embarrassant, car enfin comment expliquait-elle à son mari – elle était toujours mariée –, une si brusque avalanche de roses et d’œillets, pour ne pas parler d’orchidées?
À part ce geste un peu voyant, il n’était pas de bon ton de publier son succès.
Mais il était d’encore plus mauvais ton (et personne n’y aurait seulement pensé) quand on quittait une femme pour une autre, d’envoyer à la nouvelle passion une lettre tendre (accompagnée d’une boucle de cheveux) de la précédente.
Au temps de Mme de Merteuil et de Valmont, il semble bien au contraire que c’était la règle.
La muflerie policée
Valmont raconte tout naturellement, sans qu’on devine le moindre étonnement ni la moindre indignation chez Laclos, la manière dont Prévan, pour mener à bout la triple aventure qui l’a rendu célèbre, a envoyé à chacune de ses nouvelles conquêtes une part des lettres de la belle étrangère dont il était l’amant, pour preuve de rupture avec elle et en guide d’hommage aux autres.
Mme de Merteuil, suivant la même règle, réclame de Valmont, pour l’accepter à nouveau, qu’il lui envoie une lettre de la belle Dévote, aussitôt la défaite consommée, ajoutant avec férocité : « Je suis curieuse de savoir ce que peut écrire une Prude après un tel moment, et quels voiles elle met sur ses discours, après n’en avoir plus laissé sur sa personne. »
(Elle n’en saura rien, et nous guère plus : Mme de Tourvel n’a pas achevé la seule lettre d’amour qu’elle ait écrite à Valmont du jour où il a été son amant et Laclos ne l’a pas publiée, elle n’existe que dans le manuscrit.)
Ces façons humiliantes et atroces, cette goujaterie – dont le fameux petit billet proposé à Valmont par la marquise, qu’il copie et envoie fidèlement à Mme de Tourvel, comme on fait une pirouette, et pour n’en avoir pas le démenti – cette muflerie universellement admise, sont d’autant plus saisissantes, d’autant plus incroyables, qu’elles s’accompagnent d’une courtoisie raffinée, de l’observation scrupuleuse de la politesse et des cérémonies.
Un homme alors ne se permettait pas, dit Mme de Boigne, de toucher en public, fût-ce du bout du doigt, le dossier d’un fauteuil où une femme était assise – mais s’il avait été son amant il livrait ses lettres d’amour à sa nouvelle maîtresse, qui pouvait donc s’attendre à se voir traitée de même à son tour.
Le coût du plaisir
Qu’arrive-t-il par exemple aux jeunes femmes dont Prévan s’est amusé?
L’une est enfermée au couvent, les deux autres languissent dans leurs terres. Toutes ont perdu d’un seul coup leur amant, leur mari, leurs amis, les voilà rayées du monde.
Le même sort menace cette vicomtesse que Valmont, par pur esprit sportif, souffle un instant à son amant, et toujours par esprit sportif sauve momentanément de la catastrophe.
Momentanément : car Mme de Merteuil, agacée de cette exceptionnelle générosité, réplique: « Il faut qu’on en parle » pour avoir prétexte à dire : « On ne peut plus voir cette femme-là. »
C’est payer cher l’amour et le plaisir, et surtout le plaisir. Car dans le désastre où sombre un amour, la douleur vient de celui qu’on aime, et si l’on est abandonnée par lui, on peut bien être abandonnée par le monde ; tout est prison, tout est exil, une prison, un exil de plus, quelle importance?
Mais le seul caprice où la part d’amour-propre, de vanité, de fantaisie est aussi grande que l’entraînement sensuel et le goût du jeu, fallait-il qu’il fût si dangereux pour les unes alors qu’il était sans risque pour les autres?
Il est curieux de voir, dans une société aussi élégante et policée, les règles du jeu reposer au fond sur une conception d’une brutalité et d’une grossièreté toutes paysannes, telle qu’on l’entend exprimer encore par les fermières qui parlent de leur fils adolescent : « Mon coq est lâché, gardez vos poules. »
C’est aux mères à garder leurs filles, aux maris à protéger leurs femmes.
En amour comme à la guerre
Valmont le dit : quand il lui plaira de découvrir la conduite de Cécile, Mme de Volanges sera entachée (il souligne) de négligence impardonnable – et encore de Cécile, Mme de Merteuil remarque : « Gercourt la fera toujours bien enfermer quand nous le voudrons. »
Jusque là, Cécile est comme les autres. Personne ne lui cache qu’elle est une proie fraîche et gauche, une proie qu’il faut laisser mûrir : « Nous verrons cela cet hiver », murmure une ombre dans le salon de sa mère.
En regard, comment le parti de la vertu traite-t-il les libertins avérés?
Mais fort bien.
Mme de Volanges ne refuse pas de recevoir ni de rencontrer Valmont, alors qu’elle s’indigne de sa dangereuse adresse et de la noirceur de son âme. Elle laisse sa fille vivre sous le même toit que lui. La Maréchale, qui représente ces vieilles femmes sévères décidant sans appel de la réputation des jeunes, et à qui Mme de Merteuil écrit après son aventure avec Prévan, eh bien la Maréchale recevait Prévan, dont la renommée était aussi mauvaise que celle de Valmont.
Ce qui prouve que tout le monde, non seulement joue le jeu, mais accepte les règles du jeu ou si l’on préfère, le fait qu’il n’y ait pas de règles.
En amour comme à la guerre, tout est permis.
Si infâme que soit le procédé, personne ne crie : ce n’est pas de jeu. Les victimes sont les premières consentantes, les premières prêtes à reconnaître à leur séducteur le droit de les insulter, et de les vouer au malheur.
Bien mieux, elles sont prêtes à lui accorder, si peu qu’il y tienne, l’hommage de leur remords et de leur honte, peut-être sans conviction, mais par instinct de défense, comme on fait une offrande propitiatoire pour apaiser un vainqueur en quelque manière plein de rancune pour l’objet de sa victoire.
La frontière du mépris
Si tant d’héroïnes de roman et de mélodrame, après avoir cédé, ont murmuré : « Vous allez me mépriser », c’est qu’elles risquaient très réellement d’être méprisées.
Les Lovelace, tout Lovelace qu’ils sont, sont capables d’avoir le réflexe du paysan (modeste en somme) qui s’écrie : « Faut-il qu’elle soit putain pour avoir couché avec moi! ». Le remords et la honte défendent Clarisse du mépris parce qu’ils prennent la place de la pureté perdue.
Les larmes sont alors une sorte de substitut de la vertu, et donnent à qui les fait naître, outre le plaisir qu’il y prend, le sentiment qu’il n’a pas lui-même anéanti pour toujours, en s’emparant, justement ce qu’il désirait atteindre.
« Ne fuyez pas, je suis encore celle que vous avez aimée quand je n’étais pas à vous », voilà ce que disent les larmes.
Il est d’ailleurs à remarquer que lorsque ces victimes gémissantes ont affaire à un amant dont pour une raison quelconque elles ne redoutent pas l’abandon ou le jugement, soit qu’elles le sentent lié par amour irréductible, soit qu’il n’existe pas même à leur cœur, il n’est pas question de honte ni de remords.
Clarissa Harlowe pleure comme une Madeleine, aussi dangereuse, « bien plus dangereuse pénitente que pécheresse » – ainsi Mme de Merteuil imagine la Madeleine. Clarisse pour plus de sûreté est à la fois pénitente et pécheresse : c’est que Lovelace aime en elle surtout sa faute et sa honte, et le fait qu’il en est l’auteur.
Manon devant Des Grieux n’éprouve pas le moindre remords. Elle sait qu’il aime à travers toutes ses fautes, qu’il n’a pas besoin de preuves, qu’il ne cherche pas en elle une victime.
Le pompeux apparat du hallali
Cécile n’a pas davantage de remords de sa conduite avec Valmont, et pour la raison contraire : elle se moque absolument de lui. Il en fait une machine à plaisir, assurément : sans en avoir l’air, elle le lui rend bien : la plus parfaite sainte Nitouche.
Toutefois, il est un point commun aux saintes nitouches et aux oies blanches, à Cécile qui rit aux éclats et à Clarisse inondée de pleurs; c’est que leur bonheur ou leur malheur, leur tranquillité ou leur ruine ne dépendent pas plus de leurs sentiments que de leur conduite.
Celles sur qui passe le froid de la peur, quand leurs amours ou leurs caprices leur en laissent le temps, ont raison de frissonner.
Jamais peut-être, à aucune époque, sinon durant les deux ou trois décades qui ont précédé les années de la Révolution, en aucun milieu, sinon dans le monde élégant et fermé, mi-aristocratique, mi-bourgeois, qu’on appelait alors le monde, elles n’ont été plus cruellement courues et piégées, avec les feintes qui sont d’ordinaires dans les chasses, et les appels de cor, et le pompeux apparat du hallali.
Surtout, jamais l’expression « s’être donnée » n’a eu plus juste et plus lourde portée : car elles ne s’appartiennent plus, bon gré mal gré.
Que ce soit un bonheur de ne plus s’appartenir, quand on aime, mais d’avoir son corps et son âme et sa vie remis entre les mains de l’être qu’on aime, bien.
Mais si on a seulement aimé par caprice, ou cru aimer, et qu’on n’aime pas, ou qu’on n’aime plus? Tant pis, il ne fallait pas accepter un maître, dont un mouvement d’humeur, ou seulement une étourderie, peuvent vous perdre, à qui son succès même enlève tout sentiment d’obligation et (par un étrange paradoxe) de responsabilité.
« Vous me traitez aussi légèrement que si j’étais votre maîtresse », dit la marquise à Valmont. Que l’on n’ait pas toujours la malchance de tomber à la hasardeuse merci d’un Valmont, cela va de soi.
Ce qui est grave
Mais ce qui est grave, et qui fait vraiment de l’amour une guerre, c’est qu’il est possible précisément d’avoir de la chance, et de sortir sans dommage du premier engagement, du second, parfois même de nombreux engagements : on peut être Mme de Parabère, et se sauver par l’insolence, ou Mme de Genlis, et en imposer par l’enseignement de la vertu.
Talleyrand disait de Mme de Genlis qu’elle se décidait si vite, que l’on n’était jamais sûr à qui elle avait accordé ses faveurs : coutume dont Mme de Merteuil fit un précepte, à moins que ce n’ait été l’inverse.
On peut aussi se conduire comme la jeune femme dont parle Mme de Boigne, et qui était la maîtresse de l’archevêque de Metz.
Arrivait-on chez lui, on était sûr de leur liaison, ils habitaient ensemble. Y restait-on un mois, on en doutait, tant ils avaient l’un envers l’autre de politesse, et de discrétion.
Mais qu’il y eût un éclat, que l’indulgence de ce qu’on appelait le public (et n’était après tout que les témoins de votre vie, parents, amis et relations) qui allait son train sans qu’on sût pourquoi vînt à se cabrer tout d’un coup, et voilà, c’était sans appel, il fallait disparaître.
Pas vu(e), pas pris(e)
Valmont et Prévan provoquent les éclats, par gloriole, Lauzun est plus généreux; Il n’en ressort pas moins que le seul, l’unique impératif de la conduite des femmes n’a rien avec la morale, ni avec l’honneur, c’est le même qui mène les garçons des compagnies disciplinaires : Pas vu, pas pris.
En liberté constamment provisoire, les femmes forment à l’intérieur de la redoutable franc-maçonnerie masculine, qui a de son côté les lois écrites et les lois non-écrites, une caste moins ennemie qu’esclave, et moins encore esclave que divisée et prête à la trahison – à la trahison, s’entend, envers ses propres membres, comme les animaux de basse-cour, si cruels entre eux, et qui s’acharnent avec tant de férocité sur la bête blessée.
C’est que les défaites ont quelque chose de pénible et peut-être de contagieux, dont on cherche à n’être pas solidaire : le plus sûr est de se ranger dans le camp des vainqueurs.
Toutes les femmes à qui Valmont a affaire sont d’avance de son parti, et jusqu’à Mme de Tourvel, dont il s’indigne qu’elle lui mente, jurant qu’elle ne l’aime pas, alors que son amour éclate.
Il a raison, elle ment. Et lui donc!
Elles mentent toutes : Cecile à Danceny (par omission), Mme de Tourvel à Valmont, Mme de Merteuil à la terre entière. Et que veut-on qu’elles fassent d’autre? Quelles autres armes leur a-t-on laissées? Les larmes?
Mais on peut mentir en pleurant, il n’y a là aucune difficulté. Il faut bien qu’elles mentent, celles dont Valmont dit qu’elles ne demandaient qu’à lui céder, et qu’il appelait prudes parce qu’elles ne faisaient que la moitié du chemin : elles mentent en ne cédant pas tout de suite, par simple souci de leur réputation, peut-être aussi parce que l’escrime les amuse, et pour la prolonger.
Il faut bien
Il faut bien que Mme de Tourvel mente à Valmont, pour se protéger de lui et d’elle-même jusqu’au dernier instant.
De Cécile, on hésite à trop parler de mensonge, tant ses lettres à Danceny sont déchirantes de sincérité, tant sont nulles et fausses ses trahisons, tant on imagine son désespoir s’il les lui reprochait, sa stupeur à voir irrémédiablement un crime qui lui est si facile et si léger, dont elle ne comprendrait pas qu’il pût anéantir la criante vérité de son amour.
Cependant il faut constater que son silence est aussi un mensonge. Dans tous ces cas, il s’agit de mensonges de nécessité : il n’y a pas de moyen de faire autrement.
Pour Mme de Merteuil, c’est bien autre chose.
Où toutes les femmes acceptent la situation qui leur est imposée, Mme de Merteuil se révolte.
Sa révolte est une révolte personnelle, et non générale, une révolte de caractère et de tempérament plus qu’une révolte de raison.
La raison, chez elle, intervient pour réduire à néant, après les avoir examinés, les préjugés et les règles de conduite qui sont injustes ou absurdes. Elle est une alliée, non un premier moteur.
Dans les déclarations célèbres et scandaleuses – mais extrêmement sensées – de Mme de Merteuil, que Danceny rend publiques après la mort de Valmont, « pour leur commune vengeance », et dont Mme de Volanges se récrie que c’est « le comble de l’horreur », on ne trouve pas le mobile le plus profond, et quelque chose manque qui emporterait tout à fait la conviction : l’ordre est trop rigoureux, la démonstration trop froide, trop évidente l’application; s’il n’y avait, qui éclatent avec insolence, les railleries à Valmont, cette provocante parade serait suspecte : comme toutes les parades, faites pour les autres, plus que pour soi.
Une des dernières lettres qu’elle écrit à Valmont est beaucoup plus révélatrice; la colère, comme à d’autres l’ivresse, lui arrache la vérité, une vérité du même ordre que ses principes affichés, mais plus violente et plus dangereuse, qui fait explosion presque malgré elle, qu’elle ne peut plus déguiser par le raisonnement et le sang-froid.
C’est juste avant la rupture : elle n’a pas quitté Danceny, comme Valmont le lui demandait, et Valmont, blessé dans son amour-propre et dans le pouvoir qu’il se croit sur elle, la met en demeure de choisir.
La voilà donc au pied du mur. Va-t-elle céder, va-t-elle faiblir? Si céder n’était que renoncer à un caprice, elle céderait peut-être (on retrouve toujours un autre caprice, quand on cherche rien davantage).
Mais pèsera-t-elle seulement les conséquences? Céder, c’est d’abord céder.
Pour ne pas perdre Valmont (qu’elle aime, car elle l’aime toujours, et il faut qu’il soit aveugle, ce grand psychologue, pour ne pas le voir) va-t-elle renoncer à sa plus exigeante passion, qui est, non pas Valmont, non pas Danceny, non pas l’amour, mais sa liberté?
Va-t-elle seulement faire semblant, ce qui serait une solution moyenne?
Valmont dans le même cas mentirait sans hésiter, une autre femme mentirait, elle-même, à quelqu’un d’autre que Valmont mentirait ; mais mentir cette fois-là à Valmont serait se mentir à soi-même, et aussi humiliant que de céder.
Elle se sentirait un peu esclave, et contre son gré, presque mariée.
Se soumettre, pour être un jour traitée comme il vient (à sa demande) de traiter la Présidente, qu’il sacrifie à la crainte d’être plaisanté un moment?
De le voir si léger, si faible, de l’avoir si facilement pris au piège, une sorte de dégoût et de rancune la soulève contre Valmont : « Et vous voulez qu’on se gène? Ah! Cela n’est pas juste. » Voilà le cri profond de Mme de Merteuil; c’est presque un cri d’enfant.
Il n’y a plus là de raisonnement ni de raison, ni de logique, sinon une logique de sentiments, mais une passion indignée, la passion de la liberté à tout prix, de la justice à tout prix.
Si, pour ne pas supporter d’injustice, si, pour être libre, il faut mentir, elle mentira (à son mari, à ses amants), dire vrai, elle dira vrai (à Valmont), perdre Valmont, elle perdra Valmont, risquer de se perdre elle-même, elle risquera de se perdre.
Mais c’est une passion qui ne regarde qu’elle, qui se limite à elle.
Ici l’esprit d’indépendance est tout proche de l’orgueil, et l’orgueil trop menacé pour être généreux. Mme de Merteuil revendique pour elle, non pour les autres femmes.
Elle est non pas anarchiste, mais anarchique, non pas révolutionnaire mais aventurière, ne voulant rien à changer à l’ordre établi, et comme un bon stratège à qui l’on donne un terrain de manœuvres semé d’embûches et de difficultés, cherchant seulement à tourner les difficultés et à utiliser les embûches à son profit.
Elle est outrée du sort qui est fait aux femmes parce que le même sort lui est fait, et qu’elle sent qu’elle ne le mérite pas.
Les autres le méritent-elles? Jusqu’à un certain point, oui, par leur étourderie, par leur timidité, par leur faiblesse et leur docilité de filles soumises
Ce n’est pas qu’elle refuse avec les femmes toute solidarité, et qu’elle veuille faire l’homme, comme le lui reproche le naïf Beaudelaire, qui y voit un signe de grande dépravation.
Faire l’homme?
Faire l’homme? Comme Valmont, par exemple? Ah bien merci! Il n’y aurait pas de quoi être fière. Il est infiniment plus glorieux d’être femme. « Née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre », dit-elle à Valmont – non sans lui avoir fait remarquer combien facile est son rôle, et le sien propre par contre périlleux.
La solidarité qu’elle se reconnaît avec les femmes (aucune avec les hommes) est justement la solidarité du danger, et des qualités qui permettent de le vaincre : la finesse naturelle, la prudence.
« Quelle femme, dit-elle encore à Valmont, n’en aurait pas plus que vous? Eh, votre présidente vous mène comme un enfant. »
En passant, elle s’avoue sensible aussi à leur beauté : « Si j’avais moins de mœurs », dit-elle en parlant de Cécile, dont elle fait un portrait de moraliste – « cela n’a ni caractère ni principes » – et de libertin – « c’est le bouton de rose » – pour renoncer à lui faire jouer comme elle dit les seconds auprès d’elle aussitôt qu’elle l’a reconnue trop sottement facile.
D’ailleurs, elle n’a pas tant de mœurs qu’elle le dit, à en juger par les cajoleries assez suspectes auxquelles elle se laisse aller à plusieurs reprises.
Elle a été bel et bien tentée par Cécile, et tout près de s’y attacher, jusqu’à jalouser d’avance l’homme aux mains de qui il faudra la remettre; peut-être a-t-elle vu en elle, un instant, une image de l’enfant qu’elle fut, si neuve et si brutalement donnée à saccager, si précieuse et si fourbe, et personne ne le devine, pas même elle, encore moins le mari qu’on lui destine.
Non pas qu’elle éprouve pour Cécile la moindre pitié – une lâche et frivole pitié dit un personnage de Racine – ce serait plutôt de l’irritation à voir gâcher un bien qui ne mérite pas de l’être.
Mais si peu que Cécile se montre inférieure, et elle a vite fait de prouver qu’elle n’a pas d’étoffe, Madame de Merteuil renonce à elle : on n’en pourra rien tirer, qu’elle serve de jouet à Valmont : elle ne vaut pas davantage et somme toute c’est bien assez bon pour lui.
Pour elle-même, Mme de Merteuil est autrement exigeante.
Il existe dans les Liaisons Dangereuses un épisode aussi essentiel quant au mythe de son personnage et aussi inutile par rapport à l’action que la lettre où elle se raconte. C’est l’aventure avec Prévan.
Dans l’aventure avec Prévan, une situation étant donnée, Mme de Merteuil retourne exactement cette situation. Elle agit envers Prévan comme il avait décidé d’agir envers elle. Il s’imagine attaquer; c’est elle qui attaque. Ce qu’il voulait obtenir d’elle, c’est elle qui l’obtient de lui (car dans un engagement de cet ordre celui qui est possédé, celui qui est dupé – « je l’ai bien possédé », dit l’escroc).
Il lui préparait le scandale, et la mise en quarantaine : c’est elle qui les lui inflige. On dirait un ballet bien réglé, sur un contrepoint élémentaire.
Chacun des partenaires exécute ponctuellement les figures classiques et connues, mais la signification en est inversée, et celui qui croit danser son triomphe danse sa ruine.
On a souvent répété que les Liaisons Dangereuses étaient l’œuvre d’un stratège, mais le seul personnage qui mérite le titre de stratège est Mme de Merteuil. Valmont en emploie vainement le langage, il suit avec une application les chemins battus, c’est-à-dire finalement les chemins où l’on est battu.
Mme de Merteuil invente la technique autant que les principes. Elle y est bien obligée : personne n’a inventé pour elle, il n’existe pas de tradition, orale non plus qu’écrite, et l’on n’a guère fait de progrès depuis Dalila.
Sans doute pour les principes, il suffit d’un peu de bon sens, et pour la technique d’un peu d’instinct. Encore fallait-il y penser, comme dans l’art de la guerre, où les grands capitaines sont ceux qui rationalisent le hasard. Le ciseau de Dalila est le hasard, ou bien le symbole.
L’art de Mme de Merteuil est plus subtil. Son principe fondamental – et le seul cependant dont elle ne fasse pas étalage – est de toujours prendre l’offensive, en se donnant toujours, d’avance, l’apparence d’être vaincue.
On réduit les femmes à la timidité, à la docilité, on désire qu’elles soient silence, faiblesse, et peur et consentement?
Oh! tant qu’on voudra! Le voilà bien avancé, le joli Prévan, pour avoir troublé Mme de Merteuil, et vu qu’il troublait; pendant qu’il s’en flatte, elle l’observe avec une malice tout libertine, mais il ne s’en aperçoit pas; il lui arrache des larmes (ses seules larmes), et ne voit pas qu’elles sont de commande; il ne peut pas lui venir à l’idée qu’elle est plus pressée que lui d’en finir, et que pour ce coup, c’est comme la Bible et selon la justice : celui qui creuse une fosse y tombe.
Il ne le comprend pas parce qu’elle le traite précisément, lui chasseur, comme il convient de traiter le gibier quand on chasse seul, sans meute et sans rabatteur, à la manière des braconniers : elle ne le dérange pas de ses habitudes, elle lui tend des miroirs où toutes les images lui sont familières, comment l’idée du piège pourrait-elle lui venir, comment se concevrait-il gibier?
Les femmes qui d’ordinaire revendiquent pour les femmes la liberté, ou si l’on préfère, la licence des hommes, procèdent autrement : elles revendiquent en même temps, comme un droit supplémentaire, les moyens dont les hommes font usage, ce qu’elles désirent, elles disent qu’elles le désirent et se déclarent au besoin, se sentant humiliées et atteintes dans leur dignité à la pensée de devoir se taire, alors que les hommes ont sans ridicule le droit de parler – comme s’il s’agissait de droit, ou de dignité.
Mme de Merteuil ne s’embarrasse pas d’un formalisme aussi ingénu, et ne se sent pas diminuée de jouer le jeu, quand elle joue pour gagner.
Prévan se fait gloire trop tôt de venir à bout d’une femme dont la vertu est célèbre, et qui bien entendu sera et se sentira aussitôt déshonorée.
Son malheur, et l’originalité de Mme de Merteuil, est qu’elle ne se sent pas déshonorée, au contraire. Au contraire, parce qu’elle a changé, pour elle seule, la valeur de termes, nommé victoire ce que tout le monde appelle défaite, et finalement fait de facilité vertu.
D’ailleurs il s’agit de s’entendre. Pourquoi ne dit-on pas de Valmont, de Prévan, qu’ils sont faciles? Ils le sont cependant : tout leur plaît, ce qui signifie qu’ils cèdent à tout, en croyant vaincre, et qu’ils ne sont à faire émulation de facilité avec Mme de Merteuil qui n’est pas difficile non plus (a-t-on idée de s’intéresser à Danceny), Valmont sera vite dépassé : elle a le caprice plus prompt, et comme elle risque beaucoup plus que lui, elle a aussi beaucoup plus d’audace.
Enfin, Valmont est blasé, Mme de Merteuil, non. Il s’amuse avec Cécile, et avec la Vicomtesse, et souffre d’une fatigue plus grave que la seule fatigue physique : d’une satiété de viveur.
Pourquoi éprouve-t-il un peu de reconnaissance, malgré lui, envers la Présidente, sinon parce que l’amour qu’elle lui arrache efface miraculeusement cette satiété?
Tandis qu’on ne voit jamais Mme de Merteuil se lasser du plaisir que lui donnent ses amants, alors même qu’elle ne les aime pas, alors même qu’elle commence à trouver qu’ils ont assez duré.
Et c’est si vrai que le récit de sa nuit avec Belleroche, dans sa maison clandestine, récit dont la précision de détail, mais aussi par un curieux paradoxe la discrétion et la retenue font une des pages les plus voluptueuses du roman, exaspère et rend jaloux Valmont.
De même, si dans la résolution de Mme de Merteuil de garder Danceny à tous les risques il y a un secret autre que le prix qu’elle attache à la liberté, on devine qu’il est du même ordre : le goût encore neuf d’une aventure où le plaisir qu’elle éprouve se double du plaisir qu’elle donne et de l’admiration qu’elle inspire.
Aussi l’abandon de Danceny lui est-il une offense non parce qu’elle est amoureuse, mais parce qu’elle est volée.
On remarquera que le piège auquel elle l’a pris, comme elle a pris Prévan, et auquel ils se prennent tous, est le piège de la vérité : ils sont éblouis de voir dans ses yeux, dans son corps abandonné et immobile la langueur du désir.
Il n’y a là ni feinte ni mensonge, mais une contagieuse vérité.
La force de Mme de Merteuil est de l’utiliser comme elle ferait d’une feinte, et pour étayer un mensonge : pour faire croire à ceux qui lui cèdent qu’ils vont disposer d’elle absolument.
Elle sait que rien n’attache et n’enivre comme le pouvoir qu’on se croit sur un être, que rien ne fait pâlir et trembler comme de voir sous son regard pâlir et trembler l’autre. En jouer n’est pas de sa part une comédie, puisqu’elle se trouble en effet, c’est une escroquerie, parce que son trouble ne l’engage à rien, ne signifie rien, parce qu’elle laisse entendre qu’il l’engage et la soumet, alors qu’elle n’a jamais d’engagement qu’envers elle-même, et n’est jamais soumise qu’à sa propre volonté.
Elle est si étrangère à toute notion d’honnêteté dans la guerre amoureuse, et surtout elle est si sûre d’elle, si victorieuse en face d’elle-même, si reine au fond du cœur – la reine ne peut faillir – qu’il lui est indifférent de paraître faible, de paraître vaincue. Elle n’éprouve pas le besoin de triompher, tellement elle est triomphante.
Le sentimental Belleroche, qui doit être grand, beau et bête, s’imagine être adoré? Parfait. A quoi bon lui apprendre qu’il n’est qu’un « manœuvre d’amour »?
Il suffit qu’il soit, et qu’elle sache, elle, qu’elle le retrouve seulement pour le plaisir qu’elle peut tirer, comme on va dans une maison de rendez-vous.
Peu lui importent les apparences. Il ne s’agit plus là de liberté de mœurs, après tout commune, mais de liberté d’esprit, plus rare.
Si rare que Valmont lui-même en est choqué, et s’accommode mal de l’avantageuse idée de soi que Belleroche ne manquera pas d’en prendre, comme il sait qu’il ferait à sa place : preuve qu’il leur faut à tous un théâtre, et que la vanité est une passion masculine et naïve.
L’orgueil de Mme de Merteuil, qui se complaît dans le silence et dans le secret a par comparaison quelque chose d’effrayant : comme s’il gagnait en puissance à se développer dans l’ombre.
On sent que, cachée dans cette ombre, elle regarde son propre personnage lui obéir; elle en obtient ce qu’en pourrait obtenir une entremetteuse avertie; sa nuit avec Belleroche, et le racolage de Prévan, révèlent une habilité de prostituée, mais de prostituée de génie.
Parce qu’elle le sait, même ne le disant pas, une incroyable et constante joie l’habite, à bafouer la morale reçue, à se dire qu’elle accomplit, sans que personne s’en rendre compte, tous les actes pour lesquels elle serait tenue méprisable, si on les prenait pour ce qu’ils sont, et dont elle s’enorgueillit comme un démon.
Le pouvoir de séduction de cette perversité est d’ailleurs d’autant plus fort que la perversité est plus avouée.
On voit comme il s’exerce sur Valmont : à chaque nouveau récit où se dévoile Mme de Merteuil, il a un nouvel élan vers elle. Et c’est justice : car il y a quelque chose de bouleversant à se savoir le seul possesseur d’un secret, quand ce secret est aussi dangereux pour celle qui vous l’a livré.
Pour le reste du monde, Mme de Merteuil s’avance masquée, pour Valmont seul, elle marche à visage nu. Et l’on demande si elle l’aime! Mais quel sacrifice ou quel don, quelle pureté, quelle fidélité physique absolue pourraient valoir pareille preuve?
On veut qu’elle ait, elle aussi, des armes contre Valmont (mystérieuses) et quand bien même? Pour une qu’elle dit qu’elle possède, et sur quoi elle s’explique mal, elle lui en donne cent, elle lui en donne mille.
Les chaînes dont le roman noir charge ses jeunes victimes, les chaînes que portent invisibles aux chevilles et aux poignets les amoureuses sont légères en comparaison des siennes.
Cependant elle ne les sent pas. Elle incarne le mensonge, elle est un mensonge vivant, et cependant elle dit chaque jour la vérité à quelqu’un, et s’enferre chaque jour davantage.
Peut-on dire que l’orgueil suffise à vous haler ainsi au plus creux de vous-même?
L’orgueil se tait, l’amour parle.
Mme de Merteuil et Valmont se sont d’abord aimés par hasard – sauf qu’elle attendait depuis longtemps l’occasion de se mesurer à lui – comme dans une figure de quadrille précipités dans les bras l’un de l’autre par l’abandon où chacun d’eux était laissé par son partenaire (de ce partenaire-là tout au moins, qui était Gercourt, on voit que Mme de Merteuil, si habile, n’a pas su éviter de se faire quitter sans qu’elle l’ait voulu : aussi ne lui pardonne-t-elle pas).
Ils se sont donc aimés, mais où Valmont parle de délicieux plaisirs, Mme de Merteuil parle de bonheur.
« Heureuse, parfaitement heureuse », dit-elle. Et elle dit encore que ce goût est le seul qui ait jamais pris quelqu’empire sur elle. On ne voit pas qu’elle ait alors trompé Valmont, ni lui elle. Ils se sont séparés avant, d’un commun accord.
C’est sage assurément, qui pourrait fixer Valmont? Mais aussi, qui pourrait fixer Mme de Merteuil?
Eh bien, pour Mme de Merteuil, elle a découragé tout le monde à l’avance, et il semble que personne n’ait essayé; Valmont, le seul qui peut-être aurait pu réussir, puisque c’est le seul qu’elle ait aimé, n’y a pas même songé.
Ce n’est pas sa faute si en un sens il y est cependant parvenu. Car il y est parvenu : un lien est resté entre eux, plus solide que tous les autres, plus exigeant que la tendresse, plus rigoureux que le plaisir, et peut-être le seul lien essentiel : c’est la complicité contre le monde.
On dit complicité faute d’autre mot. Mais pourquoi appeler ainsi, et d’un terme qui désigne uniquement l’amitié ou l’alliance dans le crime, un sentiment qui a pour occasion moins le crime que le danger?
On appelle complices ceux qui conspirent ensemble, fût-ce pour une juste cause, ceux qui se cachent ensemble, ceux qui défendent ensemble, à grands risques, un même secret.
Dans leur forteresse de silence édifiée contre le monde extérieur, ils sont comme dans une patrie par tous les autres perdue, ils sont libres et vrais, vainqueurs de la solitude et de l’angoisse.
Voilà pourquoi il y a dans toutes les démarches de Valmont et de Mme de Merteuil, un tel air de conquête, une aussi insolente allégresse : ils combattent ensemble, ils triomphent ensemble, et ils sont seuls à le savoir : tant qu’ils seront ensemble, ils ne se sentiront jamais étrangers sur la terre.
Que leur alliance soit pour le mal ne change rien à la joie que peut leur donner le sentiment du péril partagé, au contraire.
Mais que l’orgueil pour elle, et pour lui la vanité, qui depuis toujours brûlent sourdement au cœur de leur alliance, éclatent à l’air libre, et le feu prend d’une seule haleine, et détruit tout, eux qui sont coupables et les autres qui sont innocents.
Mme de Merteuil, nouvelle Hermione, envoie son jeune amant, si vite infidèle, tuer le seul homme qu’elle ait sans doute jamais aimé.
Décembre commence à peine, depuis huit jours Mme de Tourvel se meurt dans son couvent, et entre huit et neuf heures du matin une brume froide doit couvrir le village de Saint-Mandé et les arbres du bois de Vincennes à la porte duquel Danceny attend Valmont.
Comme il est facile de mourir d’un coup d’épée à travers la poitrine, réconcilié avec les hommes et avec sa conscience par l’aveu de ses fautes et par l’expression de ses remords.
Il est bien vrai aussi que la mort ne délivre pas seulement ceux qu’elle emporte, mais en même temps ceux dont la vie était liée avec la peur : il est plus facile à Mme de Tourvel de mourir, et plus doux quand elle apprend que Valmont est mort.
Pauvre Valmont, il croyait avoir un beau tableau de chasse, pour ses quatre mois de campagne : Cécile, Mme de Tourvel, et par surcroît Mme de Merteuil, mais il était gibier sans le savoir, marqué et traqué comme les autres – et Mme de Merteuil comme lui.
Il ne reste plus sur la scène pour ensevelir Valmont et la Présidente, lamenter Cécile et Danceny, maudire Mme de Merteuil, que les pleureuses des tragédies, figurées par de vieilles femmes.
Par Dominique Aury, dans « La révolte de Madame de Merteuil », Les Cahiers de la Pléiade XII, printemps-été 1951, Éditions Gallimard, 1989.
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