Ce roman, que je ne nomme pas, n’a rien de bdsm.
Pourtant, il transpire les thèmes chers au travail du dominant tel que je l’affectionne : l’intériorité, la remise en question, la patience, la lenteur, le labeur, le goût de la conversation, la mise en scène, le « froid regard du libertin », un certain penchant pour le grotesque, un zeste de moquerie.
Je reconnais dans le propos du romancier une certaine façon de concevoir la domination érotique dans un cadre consenti.
Bon d’accord, ce billet n’est pas un poulet tout cuit dans le bec, je vous l’accorde. Mais que voulez-vous, j’aime tant prendre le contre pied des choses. Les résultats sont parfois si étonnants de plaisir délilicieux.
Et puis, ça change des romans et des nouvelles bdsm écrits par des soumis-es, où tous leurs desiderata sont comblés presque sur le champ… :- >
L’envie nous a pris de passer la soirée et la nuit dans un château. Beaucoup, en France, sont devenus des hôtels : un carré de verdure perdu dans une étendue de laideur sans verdure; un petit morceaux d’allées, d’arbres, d’oiseaux au milieu d’un immense filet de routes.
Je conduis et, dans le rétroviseur, j’observe une voiture derrière moi. La petite lumière à gauche clignote et toute la voiture émet des ondes d’impatience. Le chauffeur attend l’occasion pour me doubler; il guette ce moment comme un rapace guette un moineau.
Véra, ma femme, me dit : « Toutes les cinquante minutes un homme meurt sur les routes de France. Regarde-les, tous ces fous qui roulent autour de nous. Ce sont les mêmes qui savent être si extraordinairement prudents quand on dévalise sous leurs yeux une vieille femme dans la rue. Comme se fait-il qu’ils n’aient pas peur quand ils sont au volant? »
Que répondre?
Peut-être ceci : l’homme penché sur sa motocyclette ne peut se concentrer que sur la seconde présente de son vol; il s’accroche à un fragment de temps coupé et du passé et de l’avenir; il est arraché à la continuité du temps; il est en dehors du temps; autrement dit, il est dans un état d’extase; dans cet état, il ne sait rien de son âge, rien de sa femme, rien de ses enfants, rien de ses soucis et, partant, il n’a pas peur, car la source de la peur est dans l’avenir, et qui est libéré de l’avenir n’a rien à craindre.
L’extase de la vitesse
La vitesse est la forme d’extase dont la révolution technique a fait cadeau à l’homme.
Contrairement au motocycliste, le coureur à pied est toujours présent dans son corps, obligé sans cesse de penser à ses ampoules, à son essoufflement; quand il court il sent son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du temps de sa vie.
Tout change quand l’homme délègue la faculté de vitesse à une machine : dès lors, son propre corps se trouve hors du jeu et il s’adonne à une vitesse qui est incorporelle, immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase.
Curieuse alliance : la froide impersonnalité de la technique et les flammes de l’extase.
Je me rappelle cette Américaine qui, il y a trente ans, mine sévère et enthousiaste, sorte d’apparatchik de l’érotisme, m’a donné une leçon (glacialement théorique) sur la libération sexuelle; le mot qui revenait le plus souvent dans son discours était le mot orgasme; j’ai compté : quarante-trois fois.
Le culte de l’orgasme : l’utilitarisme puritain projeté dans la vie sexuelle; l’efficacité contre l’oisiveté, la réduction du coït à un obstacle qu’il faut dépasser le plus vite possible pour arriver à une explosion extatique, seul vrai but de l’amour et de l’univers.
Quand l’histoire se noue
Je regarde dans le rétroviseur : toujours la même voiture qui ne peut me doubler à cause de la circulation en sens inverse. À côté du chauffeur est assise une femme; pourquoi l’homme ne lui raconte-t-il pas quelque chose de drôle ? Pourquoi ne pose-t-il pas la paume sur son genou ? Au lieu de cela il maudit l’automobiliste qui, devant lui, ne roule pas assez vite, et la femme ne pense pas non plus à toucher le chauffeur de la main, elle conduit mentalement avec lui et me maudit elle aussi.
Je pense à cet autre voyage à Paris vers un château de campagne, qui a eu lieu il y a plus de deux cents ans, le voyage de madame de T. et du jeune chevalier qui l’accompagnait.
C’est la première fois qu’ils sont si près l’un de l’autre, et l’indicible ambiance sensuelle qui les entoure naît justement de la lenteur de la cadence : balancés par le mouvement du carrosse, les deux corps se touchent, d’abord à leur insu, puis à leur su, et l’histoire se noue.
Point de lendemain
Voici ce que raconte Point de lendemain, la nouvelle de Vivant Denon : un gentilhomme de vingt ans se trouve un soir au théâtre. Dans la loge voisine il voit une dame (la nouvelle ne donne que la première lettre de son nom : madame de T.); c’est une amie de la comtesse dont le chevalier est l’amant. Elle le requiert de l’accompagner après le spectacle.
Surpris par ce comportement décidé, et d’autant plus confondu qu’il connaît la favori de madame de T., un certain Marquis, le chevalier, sans rien comprendre, se retrouve dans le carrosse à côté de la belle dame.
Après un voyage doux et agréable, la voiture s’arrête à la campagne, devant le perron du château où, maussade, le mari de madame de T. les reçoit. Ils dînent à trois dans une ambiance taciturne et sinistre, puis le mari les prie de l’excuser et les laisse seuls.
Une nuit comme un tryptique
À ce moment leur nuit commence : une nuit composée comme un triptyque, une nuit tel un parcours en trois étapes : d’abord, ils se promènent dans le parc; ensuite, ils font l’amour dans un pavillon; enfin, ils continuent à s’aimer dans un cabinet secret du château.
Au petit matin, ils se séparent. Ne pouvant trouver sa chambre dans le labyrinthe de couloirs, le chevalier retourne dans le parc où, étonné, il rencontre le Marquis, celui-là même qu’il sait être l’amant de madame de T.
Le Marquis, qui vient d’arriver au château, le salue gaiement et lui apprend la raison de la mystérieuse invitation : madame de T. avait besoin d’un paravent afin que lui, le Marquis, restât insoupçonné aux yeux du mari. Se réjouissant que la mystification ait réussi, il se gausse du chevalier obligé de remplir la mission fort ridicule du faux amant.
Celui-ci, fatigué après la nuit d’amour, repart pour Paris dans la chaise que lui offre le Marquis reconnaissant.
J’ouvre la fenêtre qui donne sur le parc et je pense au parcours qu’ont effectué madame de T. et son jeune chevalier après être sortis du château dans la nuit, à cet inoubliable parcours en trois étapes.
Première étape
Première étape : ils se promènent, les bras entrelacés, conversent, puis trouvent un banc sur la pelouse et s’assoient, toujours entrelacés, toujours conversant. La nuit est enlunée, le jardin descend en terrasses vers la Seine dont le murmure se joint au murmure des arbres.
Essayons de capter quelques fragments de la conversation. Le chevalier demande un baiser. Madame de T. répond : « Je le veux bien : vous seriez trop fier si je le refusais. Votre amour-propre vous ferait croire que je vous crains. »
Tout ce que dit madame de T. est le fruit d’un art, l’art de la conversation, qui ne laisse aucun geste sans commentaire et travaille son sens; cette fois-ci, par exemple, elle concède au chevalier le baiser qu’il sollicite, mais après avoir imposé à son consentement sa propre interprétation : si elle se laisse embrasser ce n’est que pour ramener l’orgueil du chevalier à sa juste mesure.
Quand, par un jeu de l’intellect, elle transforme un baiser en acte de résistance, personne n’est dupe, pas même le chevalier, mais il doit pourtant prendre ces propos très au sérieux car ils font partie d’une démarche de l’esprit à laquelle il faut réagir par une autre démarche de l’esprit.
La conversation n’est pas un remplissage du temps, au contraire, c’est elle qui organise le temps, qui le gouverne et qui impose ses lois qu’il faut respecter.
Après la confusion des sens
La fin de la première étape de leur nuit : le baiser qu’elle avait accordé au chevalier pour qu’il ne se sente pas trop fier a été suivi par un autre, les baisers « se pressaient, ils entrecoupaient la conversation, ils la remplaçaient… »
Mais voilà qu’elle se lève et décide de prendre le chemin du retour.
Quel art de la mise en scène ! Après la première confusion des sens, il a fallu montrer que le plaisir d’amour n’est pas encore un fruit mûr; il a fallu hausser son prix, le rendre plus désirable; il a fallu créer une péripétie, une tension, un suspense.
En retournant au château avec le chevalier, madame de T. simule une descente dans le néant, sachant bien qu’au dernier moment elle aura tout le pouvoir de renverser la situation et de prolonger le rendez-vous. Il suffira pour cela d’une phrase, d’une formule comme l’art séculaire de la conversation en connaît des dizaines.
Mais par une sorte de conspiration inattendue, par un imprévisible manque d’inspiration, elle est incapable d’en trouver une seule. Elle est comme un acteur qui aurait oublié son texte.
Car, en effet, il lui faut connaître le texte; ce n’est pas comme aujourd’hui où une jeune fille peut dire, tu le veux, moi je le veux, ne perdons pas de temps ! Pour eux, cette franchise demeure derrière une barrière qu’ils ne peuvent franchir en dépit de toutes leurs convictions libertines.
Si, ni à l’un ni à l’autre, aucune idée ne vient à temps, s’ils ne trouvent aucun prétexte pour continuer leur promenade, ils seront obligés, par la simple logique de leur silence, de rentrer dans le château et là de prendre congé l’un de l’autre.
Plus ils voient tous les deux l’urgence de trouver un prétexte pour s’arrêter et de le nommer à haute voix, et plus leur bouche est cousue : toutes les phrases qui pourraient leur venir en aide se cachent devant eux qui désespérément les appellent au secours. C’est pourquoi, arrivés près de la porte du château, « par un mutuel instinct, nos pas se ralentissaient ».
Heureusement, au dernier moment, comme si le souffleur s’était enfin réveillé, elle retrouve son texte : elle attaque le chevalier : « Je suis peu contente de vous… » Enfin, enfin ! Tout est sauvé ! Elle se fâche !
Elle a trouvé le prétexte une petite colère simulée qui prolongera leur promenade : elle était sincère avec lui; alors pourquoi ne lui a-t-il pas dit un seul mot de la Comtesse ? Vite, vite, il faut s’expliquer ! Il faut parler ! La conversation est renouée et ils s’éloignent à nouveau du château par un chemin qui, cette fois-ci, les mènera sans embûches à l’étreinte d’amour.
Deuxième étape
En conversant, madame de T. balise le terrain, prépare la prochaine phase des événements, donne à comprendre à son partenaire ce qu’il doit penser et comment il doit agir.
Elle le fait avec finesse, avec élégance, et indirectement, comme si elle parlait d’autre chose. Elle lui fait découvrir la froideur égoïste de la Comtesse afin de le libérer du devoir de fidélité et de le détendre en vue de l’aventure nocturne qu’elle prépare.
Elle organise non seulement le futur immédiat mais aussi le futur plus lointain en faisant comprendre au chevalier qu’en aucun cas elle veut devenir la concurrente de la Comtesse dont il ne devrait pas se séparer. Elle lui donne un cours condensé d’éducation sentimentale, lui apprend la philosophie pratique de l’amour qu’il faut libérer de la tyrannie des règles morales et protéger par la discrétion qui, de toutes les vertus, est la vertu suprême. Elle réussit même, tout naturellement, à lui expliquer comment il devra se comporter le lendemain avec son mari.
Vous vous étonnez : où, dans cet espace si raisonnablement organisé, balisé, tracé, calculé, mesuré, où y a-t-il place pour la spontanéité, pour une « folie », où est le délire, où est l’aveuglement du désir, l’« amour fou » qu’ont idolâtré les surréalistes, où est l’oubli de soi ? Où sont-elles, toutes ces vertus de la déraison qui ont formé notre idée de l’amour ?
Non, elles n’ont rien à faire ici. Car madame de T. est la reine de la raison. Non pas de la raison impitoyable de la marquise de Merteuil, mais d’une raison douce et tendre, d’une raison dont la mission suprême est de protéger l’amour.
Je la vois conduire le chevalier à travers la nuit enlunée. Maintenant, elle s’arrête et lui montre les contours d’un toit se dessinant devant eux dans la pénombre; ah, de quels moments voluptueux a-t-il été témoin, ce pavillon, dommage, lui dit-elle, qu’elle n’ait pas la clé sur elle.
Ils s’approchent de la porte et (comme c’est curieux ! Comme c’est inattendu !) le pavillon est ouvert !
L’art tantrique du prolongement
Pourquoi lui a-t-elle raconté qu’elle n’avait pas la clé ? Pourquoi ne lui a-t-elle pas appris tout de suite qu’on ne ferme plus le pavillon ?
Tout est arrangé, fabriqué, artificiel, tout est mis en scène, rien n’est franc, ou, pour le dire autrement, tout est art; en ce cas : art de prolonger le suspense, encore mieux : art de se tenir le plus longuement possible en état d’excitation.
« On ne trouve aucune description de l’apparence physique de madame de T. chez Denon; une chose pourtant me semble sûre : elle ne peut pas être mince; je suppose qu’elle a « une taille ronde et souple » (c’est par ces mots que Laclos caractérise le corps féminin le plus convoité des Liaisons dangereuses) et que la rondeur corporelle fait naître la rondeur et la lenteur des mouvements et des gestes.
Il émane d’elle une douce oisiveté. Elle possède la sagesse de la lenteur et manie toute la technique du ralentissement. Elle le prouve tout particulièrement au cours de la deuxième étape de la nuit, passée au pavillon : ils entrent, ils s’embrassent, ils tombent sur un canapé, ils font l’amour. Mais « tout ceci avait été un peu brusqué. Nous sentîmes notre faute (…) Trop ardent, on est moins délicat. On court à la jouissance en confondant tous les délices qui la précèdent ».
La précipitation qui leur fait perdre la douce lenteur, tous deux la perçoivent immédiatement comme une faute; mais je ne crois pas que madame de T. en soit une surprise, je pense plutôt qu’elle savait cette faute inévitable, fatale, qu’elle s’y attendait et que c’est pour cette raison qu’elle a prémédité l’intermède au pavillon tel un ritardando pour freiner, étouffer la vitesse prévisible et prévue des événements afin que, la troisième étape venue, dans un décor nouveau, leur aventure puisse s’épanouir dans toute sa splendide lenteur.
Troisième étape
Elle interrompt l’amour au pavillon, sort avec le chevalier, à nouveau elle se promène avec lui, s’assoit sur le banc au milieu de la pelouse, reprend la conversation et l’emmène ensuite au château dans un cabinet secret attenant à son appartement; c’est le mari qui l’a aménagé, jadis, en temple enchanté de l’amour.
Sur le seuil, le chevalier reste ébahi : les glaces qui couvrent tous les murs multiplient leur image de sorte que soudain un cortège infini de couples s’embrassent autour d’eux. Mais ce n’est pas là qu’ils font l’amour; comme si madame de T. voulait empêcher une explosion trop puissante des sens et ainsi prolonger le plus possible le temps de l’excitation, elle l’entraîne vers la pièce contigüe, une grotte plongée dans l’obscurité, toute garnie de coussins; c’est là seulement qu’ils font l’amour, longtemps et lentement, jusqu’au petit matin.
En ralentissant la course de leur nuit, en la divisant en différentes parties séparées l’une de l’autre, madame de T. a su faire apparaître le menu laps de temps qui leur était imparti comme une petite architecture merveilleuse, comme une forme.
Imprimer la forme à une durée, c’est l’exigence de la beauté mais aussi celle de la mémoire. Car ce qui est informe est insaisissable, immémorisable. Concevoir leur rencontre comme une forme fut tout particulièrement précieux pour eux vu que leur nuit devait rester sans lendemain et ne pouvait se répéter que dans le souvenir.
Le lien secret entre la lenteur et la mémoire
Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli.
Évoquons une situation on ne peut plus banale : un homme marche dans la rue. Soudain, il veut se rappeler quelque chose, mais le souvenir lui échappe. À ce moment, machinalement, il ralentit son pas. Par contre, quelqu’un qui essaie d’oublier un incident pénible qu’il vient de vivre accélère à son insu l’allure de sa marche comme s’il voulait s’éloigner de ce qui se trouve, dans le temps, encore trop proche de lui.
Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli.
Quand j’ai évoqué la nuit de madame de T., j’ai rappelé l’équation bien connue d’un des premiers chapitres du manuel de la mathématique existentielle : le degré de vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli.
De cette équation on peut déduire divers corollaires, par exemple celui-ci : notre époque s’adonne au démon de la vitesse et c’est pour cette raison qu’elle s’oublie elle-même.
Or je préfère inverser cette affirmation et dire : notre époque est obsédée par la désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse; elle accélère le pas parce qu’elle veut nous faire comprendre qu’elle ne souhaite plus qu’on se souvienne d’elle; qu’elle se sent lasse d’elle-même; écoeurée d’elle-même; qu’elle veut souffler la petite flamme tremblante de la mémoire. »
- La lenteur, par Milan Kundera (1995)
- Point de lendemain, par Vivant Denon (1777)
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- Les Liaisons dangereuses, par Choderlos de Laclos (1782)
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Aurora écrit :
Ah! Kundera… Ça a en effet une toute autre allure que la misérable “littérature” dédiée…