Avant même d’entrer dans l’autobus, nos regards se croisent. Elle est assise aux premières loges, sur le premier banc. Il n’y a personne « au fond » du banc. Une brunette dans la cinquantaine, une grande échalote. Que dis-je, une longiligne tige de lavande.
J’acquitte les frais de transport, pivote sur moi-même et jette un 180 degrés vers les usagers. L’autobus est plein.
Elle prend la place « du fond » et m’invite dans un non-dit empli de sourire méridional à prendre place à ses côtés. Je lui souris à mon tour, m’assois, et la remercie. Je tente d’organiser mon espace, sac et manteau, tout en tentant de déposer mon café à mes pieds pour mieux manoeuvrer.
« Je peux faire la table, » lance-t-elle, en se penchant vers moi, tendant la main.
Je lui répond du tac au tac : « Bonne idée. Attendez, prenez cette serviette car c’est chaud, voilà. »
Elle poursuit : « Ce geste me rappelle une sculpture, les mains comme ça, le corps prenant une posture… »
Tout son corps vibre d’un accent provençal qui réveille de vieux souvenirs. Un frisson de plaisir parcourt mon échine. J’adore ces impromptus chantants.
Je stabilise mes trucs, m’assoie bien confortablement, je saisis la tasse.
– « Votre propos me rappelle ce sculpteur qui a influencé Kubrick dans son film Orange mécanique. Comment il s’appelle encore… ah oui, Allen Jones, un britannique excentrique. Ses sculptures sont de très curieux meubles. Dans le film, il y a des scènes dans un bar à lait… oui oui, on n’y sert que du lait. Dans ce bar, on y voit des sculptures et des tables qui sont en fait des créatures humaines peinturées de blanc et dans toutes sortes de postures équivoques. C’est un très beau concept. Très chaud. »
– « Oui tout à fait. »
– « Heureusement qu’on n’y sert pas d’alcool ! »
Elle enchaîne :
– « C’est tout de même une bien curieuse manie qu’ont les gens de boire debout. »
Je ris.
– « En fait, cette tasse est le résultat d’un 15 minutes de plus passés à la maison. Et ensuite, on court. »
Je lui tends la tasse.
– « Les gens mangent et boivent en marchant ici, c’est drôle. En Europe, on préfère le boire à la maison, ce café. »
– « Prendre le temps de faire les choses plus lentement… déguster ce qui s’offre à nous… oui… »
Nous parlons de Marseille, sa ville de naissance. De la Provence où je déménagerais demain matin sans problème pour y passer le reste de mes jours. De fouilles archéologiques que j’y ai faites dans deux obscurs villages le long du Rhône, il y a vingt ans. De mon jour de marché à Orange… Elle lance : « ils sont frais mes poissons, ils sont frais ». Nous rigolons comme des légionnaires de la XIIIe qui se retrouvent.
Elle est massothérapeute, au Québec depuis dix-huit mois. Fiévreuse d’être rejoint par son fils sous peu. Sa fille habite déjà avec elle. Nous devisons sur l’hiver et ses plaisirs, de langues et d’accents. De respect des différences. D’accommodements raisonnables, du caractère paisible de ce pays, tout en contraste avec celui d’où elle vient, dit-elle. Toujours ce phénomène de l’herbe plus verte chez le voisin. Je la sens détendue, pourtant je la vois jouer nerveusement des doigts et des ongles. Déformation professionnelle ?
– « Je dois vous dire une chose (je la regarde dans les yeux) : quand je me suis réveillé tantôt, je n’avais pas prévu parler de table humaine dans l’autobus ce matin! Et encore moins d’en avoir une à ma disposition! »
Elle rit.
Merci Marseillaise de cette incandescente conversation.
Laisser un commentaire